
Au seuil de l'automne 1845, Louis prend la décision de se donner tout entier à Dieu. Il se rend à l'Hospice du Grand-Saint-Bernard, au coeur des Alpes, où des chanoines se vouent à la prière et au sauvetage des voyageurs perdus en montagne. Il se présente au Prieur qui l'invite à retourner chez lui pour compléter ses études de latin avant une éventuelle entrée au Noviciat. Après une tentative infructueuse pour se mettre tardivement à l'étude, Louis, non sans regret, renonce à son projet. Pour parfaire son apprentissage, il se rend à Paris. Il revient ensuite s'installer à Alençon, et y habite avec ses parents, menant une vie très réglée, qui fait dire à ses amis: «Louis, c'est un saint».
Cette jeune fille est Zélie Guérin, née à Gandelain, dans l'Orne (Normandie), le 23 décembre 1831, deuxième de trois enfants. Son père et sa mère sont de familles profondément chrétiennes. En septembre 1844, ils s'installent à Alençon, où les deux filles aînées reçoivent une formation soignée au pensionnat des Religieuses du Sacré-Coeur de Picpus.
Zélie pense à la vie religieuse, tout comme son aînée qui deviendra Soeur Marie-Dosithée à la Visitation du Mans. Mais la Supérieure des Filles de la Charité, à qui Zélie demande son admission, lui répond sans hésiter que telle n'est pas la volonté divine. Devant une affirmation si catégorique, la jeune fille s'incline, non sans tristesse. Dans un bel optimisme surnaturel, elle s'écrie: «Mon Dieu, j'entrerai dans l'état de mariage pour accomplir votre volonté sainte. Alors, je vous en prie, donnez-moi beaucoup d'enfants, et qu'ils vous soient consacrés». Zélie entre alors dans une école dentellière pour se perfectionner dans la confection de Point d'Alençon, technique de dentelle particulièrement réputée. Le 8 décembre 1851, fête de l'Immaculée Conception, elle reçoit une inspiration: «Fais faire du Point d'Alençon». Dès lors, elle s'installe à son compte.
Un jour, croisant un jeune homme dont la noble physionomie, l'allure réservée et la tenue pleine de dignité l'impressionnent fortement, Zélie perçoit une parole intérieure: «C'est celui-là que j'ai préparé pour toi». L'identité du passant, Louis Martin, lui est bientôt révélée. Les deux jeunes gens ne tardent pas à s'apprécier et à s'aimer. Leur accord s'établit si promptement qu'ils se marient le 13 juillet 1858, trois mois après leur première rencontre. Louis et son épouse se proposent de vivre comme frère et soeur, suivant l'exemple de saint Joseph et de la Vierge Marie. Dix mois de vie commune dans une totale continence leur permettent de fondre ensemble leurs âmes dans une intense communion spirituelle. Mais une prudente intervention de leur confesseur et le désir de donner des enfants au Seigneur, les décident à interrompre cette sainte expérience. Zélie écrira à sa fille Pauline: «Pour moi, je désirais avoir beaucoup d'enfants, afin de les élever pour le Ciel». En moins de treize ans, ils auront neuf enfants. Leur amour sera beau et fécond.
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L'éducation des enfants est à la fois joyeuse, tendre et exigeante. Dès l'éveil des intelligences, Madame Martin leur apprend l'offrande matinale du coeur au Bon Dieu, l'acceptation toute simple des difficultés quotidiennes «pour faire plaisir à Jésus». Marque indélébile qui sera la base de la «petite voie» enseignée par leur benjamine: la future sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. «Le foyer est ainsi la première école de vie chrétienne», comme l'enseigne le Catéchisme de l'Église Catholique (CEC, 1657). Louis seconde son épouse dans sa tâche auprès des enfants: il se met en route dès 4 heures du matin, à la recherche d'une nourrice pour un de ses derniers-nés, malade; il accompagne sa femme à dix kilomètres d'Alençon par une nuit glacée au chevet de leur premier fils, Joseph; il fait le garde-malade auprès de son aînée, Marie, atteinte de la fièvre typhoïde, à l'âge de 13 ans (...)
Avec cela, les époux Martin font partie de plusieurs associations de piété: Tiers-Ordre de Saint-François, adoration nocturne, etc. Ils puisent leur force dans l'observance amoureuse des prescriptions et des conseils de l'Église: jeûnes, abstinences, Messe quotidienne, confession fréquente. «Les forces divines sont beaucoup plus puissantes que vos difficultés! écrit le Pape Jean-Paul II aux familles. L'efficacité du sacrement de la Réconciliation est immensément plus grande que le mal agissant dans le monde... Incomparablement plus grande est surtout la puissance de l'Eucharistie... Dans ce sacrement, c'est lui-même que le Christ nous a laissé comme nourriture et comme boisson, comme source de puissance salvifique La vie qui vient de lui est pour vous, chers époux, parents et familles! N'a-t-il pas institué l'Eucharistie dans un contexte familial, au cours de la dernière Cène?... Les paroles prononcées alors gardent toute la puissance et toute la sagesse du sacrifice de la Croix» (Ibid., 18).
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Mais le bonheur familial intense des Martin ne devait pas durer très longtemps. Dès 1865, Zélie remarque la présence d'une tumeur à son sein, apparue après une chute sur l'angle d'un meuble. Son frère, pharmacien, et son mari n'y accordent pas une grande importance. Fin 1876, le mal se réveille et le diagnostic est formel: «tumeur fibreuse inopérable» parce que trop avancée. Vaillamment, Zélie fait face jusqu'au bout. Consciente du vide que laissera sa disparition, elle demande à sa belle-soeur, Madame Guérin, d'aider son mari pour l'éducation des plus jeunes après sa mort.
Madame Guérin s'offre à aider la famille Martin et invite son beau-frère à transplanter son foyer à Lisieux. La pharmacie de son mari sera pour les petites orphelines une seconde maison, et l'intimité qui unit les deux familles ne fera que grandir, dans les mêmes traditions de simplicité, de labeur et de droiture. Malgré les souvenirs et les amitiés fidèles qui pourraient le retenir à Alençon, Louis se résout au sacrifice et déménage pour Lisieux.
Sa sainteté personnelle se révèle surtout dans l'offrande de toutes ses filles, puis de lui-même. Zélie prévoyait déjà la vocation de ses deux aînées: Pauline entre au Carmel de Lisieux en octobre 1882, et Marie en octobre 1886. En même temps Léonie, enfant de caractère difficile, inaugure une série d'essais infructueux d'abord chez les Clarisses, puis à la Visitation, où après deux échecs elle finira par entrer définitivement, en 1899. Thérèse, la benjamine, la «petite Reine», va surmonter tous les obstacles pour entrer au Carmel à 15 ans, en avril 1888. Deux mois plus tard, le 15 juin, Céline dévoile à son père qu'elle aussi se sent appelée à la vie religieuse. Devant ce nouveau sacrifice, la réaction de Louis Martin est splendide: «Viens, allons ensemble devant le Saint-Sacrement remercier le Seigneur qui me fait l'honneur de prendre tous mes enfants».
À l'exemple de M. Martin, les parents doivent accueillir les vocations comme un don de Dieu: «Vous, parents, rendez grâces au Seigneur s'il a appelé l'un de vos enfants à la vie consacrée, écrit le Pape Jean-Paul II. Comme cela a toujours été, il faut se sentir très honoré que le Seigneur porte son regard sur une famille et choisisse l'un de ses membres pour l'inviter à prendre la voie des conseils évangéliques. Gardez le désir de donner au Seigneur l'un de vos enfants pour la croissance de l'amour de Dieu dans le monde. Quel fruit de l'amour conjugal pourrait être plus beau que celui-là?» (Exhortation apostolique Vita consecrata, 25 mars 1996, n. 107).
La vocation est avant tout une initiative divine. Mais une éducation chrétienne favorise la réponse généreuse à l'appel de Dieu: «C'est au sein de la famille que les parents sont par la parole et par l'exemple, pour leurs enfants, les premiers hérauts de la foi, au service de la vocation propre de chacun et tout spécialement de la vocation sacrée» (CEC, 1656). Aussi, «si les parents ne vivent pas les valeurs évangéliques, le jeune garçon et la jeune fille pourront difficilement entendre l'appel, comprendre la nécessité des sacrifices à consentir ou apprécier la beauté du but à atteindre. C'est en effet dans la famille que les jeunes font la première expérience des valeurs évangéliques, de l'amour qui se donne à Dieu et aux autres. Il faut aussi qu'ils soient formés à l'usage responsable de leur liberté, afin d'être prêts à vivre, selon leur vocation, les plus hautes réalités spirituelles» (Vita consecrata, ibid.).
Dieu ne tarde pas à exaucer son serviteur. Le 23 juin 1888, affligé de poussées d'artériosclérose qui l'affectent dans ses facultés mentales, Louis Martin disparaît de son domicile. Après bien des angoisses, on le retrouve au Havre, le 27. C'est le début d'une lente et inexorable déchéance physique. Peu après la prise d'habit de Thérèse, où il se montre «si beau, si digne», il est victime d'une crise de délire qui nécessite son internement à l'hôpital du Bon-Sauveur de Caen: situation humiliante qu'il accepte avec une foi extraordinaire. Quand il peut s'exprimer, il répète: «Tout pour la plus grande gloire de Dieu», ou encore: «Je n'avais jamais eu d'humiliation dans ma vie, il m'en fallait une». Lorsque ses jambes sont atteintes de paralysie, en mai 1892, on le ramène à Lisieux. «Au revoir, au Ciel!» peut-il juste dire à ses filles, lors de sa dernière visite au Carmel. Il s'éteint doucement à la suite d'une crise cardiaque, le 29 juillet 1894, assisté par Céline qui a différé son entrée au Carmel pour s'occuper de lui.
Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face pourra dire: «Le bon Dieu m'a donné un père et une mère plus dignes du Ciel que de la terre». Puissions-nous, en suivant leur exemple, parvenir à la Demeure éternelle que la sainte de Lisieux appelle «le foyer Paternel des Cieux».
Extraits de la lettre du 22 septembre 99 avec l'autorisation de l'Abbaye Saint Joseph de Clairval.
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