vendredi 26 décembre 2008

Zélie Martin



Louis Martin est né à Bordeaux, le 22 août 1823, second d'une famille de cinq enfants. Son père, officier de carrière, est alors en Espagne. La petite enfance des enfants Martin est ballottée au gré des garnisons de leur père: Bordeaux, Avignon, Strasbourg. Au moment de sa mise à la retraite, en décembre 1830, le Capitaine Martin s'établit à Alençon, en Normandie. C'est un officier d'une piété exemplaire. L'aumônier du régiment lui ayant jadis représenté qu'on s'étonnait parmi la troupe de le voir, au cours de la Messe, demeurer si longtemps à genoux après la consécration, il avait répondu sans sourciller: «Dites-leur que c'est parce que je crois!» Louis reçoit en famille, puis chez les Frères des Écoles Chrétiennes, une éducation religieuse très forte. Il ne choisit pas le métier des armes selon la tradition de sa famille, mais celui d'horloger, qui convient mieux à sa nature méditative et silencieuse, et à sa grande habileté manuelle. Il effectue son apprentissage d'abord à Rennes, puis à Strasbourg.

Au seuil de l'automne 1845, Louis prend la décision de se donner tout entier à Dieu. Il se rend à l'Hospice du Grand-Saint-Bernard, au coeur des Alpes, où des chanoines se vouent à la prière et au sauvetage des voyageurs perdus en montagne. Il se présente au Prieur qui l'invite à retourner chez lui pour compléter ses études de latin avant une éventuelle entrée au Noviciat. Après une tentative infructueuse pour se mettre tardivement à l'étude, Louis, non sans regret, renonce à son projet. Pour parfaire son apprentissage, il se rend à Paris. Il revient ensuite s'installer à Alençon, et y habite avec ses parents, menant une vie très réglée, qui fait dire à ses amis: «Louis, c'est un saint».

Pris entre ses occupations diverses, Louis ne cherche pas à se marier. Sa mère s'en désole, mais, à l'école dentellière, où elle suit des cours, elle remarque une jeune fille, habile et de bonnes manières. Ne serait-ce pas la "perle" qu'elle désire pour son fils?
Cette jeune fille est Zélie Guérin, née à Gandelain, dans l'Orne (Normandie), le 23 décembre 1831, deuxième de trois enfants. Son père et sa mère sont de familles profondément chrétiennes. En septembre 1844, ils s'installent à Alençon, où les deux filles aînées reçoivent une formation soignée au pensionnat des Religieuses du Sacré-Coeur de Picpus.

Zélie pense à la vie religieuse, tout comme son aînée qui deviendra Soeur Marie-Dosithée à la Visitation du Mans. Mais la Supérieure des Filles de la Charité, à qui Zélie demande son admission, lui répond sans hésiter que telle n'est pas la volonté divine. Devant une affirmation si catégorique, la jeune fille s'incline, non sans tristesse. Dans un bel optimisme surnaturel, elle s'écrie: «Mon Dieu, j'entrerai dans l'état de mariage pour accomplir votre volonté sainte. Alors, je vous en prie, donnez-moi beaucoup d'enfants, et qu'ils vous soient consacrés». Zélie entre alors dans une école dentellière pour se perfectionner dans la confection de Point d'Alençon, technique de dentelle particulièrement réputée. Le 8 décembre 1851, fête de l'Immaculée Conception, elle reçoit une inspiration: «Fais faire du Point d'Alençon». Dès lors, elle s'installe à son compte.

Un jour, croisant un jeune homme dont la noble physionomie, l'allure réservée et la tenue pleine de dignité l'impressionnent fortement, Zélie perçoit une parole intérieure: «C'est celui-là que j'ai préparé pour toi». L'identité du passant, Louis Martin, lui est bientôt révélée. Les deux jeunes gens ne tardent pas à s'apprécier et à s'aimer. Leur accord s'établit si promptement qu'ils se marient le 13 juillet 1858, trois mois après leur première rencontre. Louis et son épouse se proposent de vivre comme frère et soeur, suivant l'exemple de saint Joseph et de la Vierge Marie. Dix mois de vie commune dans une totale continence leur permettent de fondre ensemble leurs âmes dans une intense communion spirituelle. Mais une prudente intervention de leur confesseur et le désir de donner des enfants au Seigneur, les décident à interrompre cette sainte expérience. Zélie écrira à sa fille Pauline: «Pour moi, je désirais avoir beaucoup d'enfants, afin de les élever pour le Ciel». En moins de treize ans, ils auront neuf enfants. Leur amour sera beau et fécond.

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En effet, dans le nouveau-né se réalise le bien commun de la famille et de l'humanité. Les parents Martin expérimentent cette vérité à travers l'accueil de leurs nombreux enfants: «Nous ne vivions plus que pour nos enfants, c'était tout notre bonheur et nous ne l'avons trouvé qu'en eux», écrira Zélie. Leur vie conjugale ne va cependant pas sans épreuves. Trois enfants meurent en bas âge, dont les deux garçons. Puis c'est le décès brusque de Marie-Hélène, à 5 ans et demi. Prières, pèlerinages se succèdent au milieu des angoisses, spécialement en 1873, durant la grave maladie de Thérèse et la typhoïde de Marie. La confiance de Zélie dans les plus grandes inquiétudes est fortifiée par le spectacle de la foi de son époux, en particulier de son exacte observance du repos du dimanche: jamais, Louis n'ouvre son magasin le dimanche. C'est la "fête du Bon Dieu" qu'on célèbre en famille, d'abord par les Offices paroissiaux, puis par de grandes promenades. On emmène les enfants aux fêtes d'Alençon, jalonnées de cavalcades et de feux d'artifices.

L'éducation des enfants est à la fois joyeuse, tendre et exigeante. Dès l'éveil des intelligences, Madame Martin leur apprend l'offrande matinale du coeur au Bon Dieu, l'acceptation toute simple des difficultés quotidiennes «pour faire plaisir à Jésus». Marque indélébile qui sera la base de la «petite voie» enseignée par leur benjamine: la future sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. «Le foyer est ainsi la première école de vie chrétienne», comme l'enseigne le Catéchisme de l'Église Catholique (CEC, 1657). Louis seconde son épouse dans sa tâche auprès des enfants: il se met en route dès 4 heures du matin, à la recherche d'une nourrice pour un de ses derniers-nés, malade; il accompagne sa femme à dix kilomètres d'Alençon par une nuit glacée au chevet de leur premier fils, Joseph; il fait le garde-malade auprès de son aînée, Marie, atteinte de la fièvre typhoïde, à l'âge de 13 ans (...)

Avec cela, les époux Martin font partie de plusieurs associations de piété: Tiers-Ordre de Saint-François, adoration nocturne, etc. Ils puisent leur force dans l'observance amoureuse des prescriptions et des conseils de l'Église: jeûnes, abstinences, Messe quotidienne, confession fréquente. «Les forces divines sont beaucoup plus puissantes que vos difficultés! écrit le Pape Jean-Paul II aux familles. L'efficacité du sacrement de la Réconciliation est immensément plus grande que le mal agissant dans le monde... Incomparablement plus grande est surtout la puissance de l'Eucharistie... Dans ce sacrement, c'est lui-même que le Christ nous a laissé comme nourriture et comme boisson, comme source de puissance salvifique La vie qui vient de lui est pour vous, chers époux, parents et familles! N'a-t-il pas institué l'Eucharistie dans un contexte familial, au cours de la dernière Cène?... Les paroles prononcées alors gardent toute la puissance et toute la sagesse du sacrifice de la Croix» (Ibid., 18).

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Mais le bonheur familial intense des Martin ne devait pas durer très longtemps. Dès 1865, Zélie remarque la présence d'une tumeur à son sein, apparue après une chute sur l'angle d'un meuble. Son frère, pharmacien, et son mari n'y accordent pas une grande importance. Fin 1876, le mal se réveille et le diagnostic est formel: «tumeur fibreuse inopérable» parce que trop avancée. Vaillamment, Zélie fait face jusqu'au bout. Consciente du vide que laissera sa disparition, elle demande à sa belle-soeur, Madame Guérin, d'aider son mari pour l'éducation des plus jeunes après sa mort.

Madame Martin meurt le 28 août 1877. Pour Louis, âgé de 54 ans, c'est un effondrement, une plaie profonde qui ne se refermera qu'au Ciel. Mais il accepte tout, avec un esprit de foi exemplaire et la conviction que sa "sainte épouse" est au Ciel. Il complétera la tâche commencée dans l'harmonie d'un amour sans faille: l'éducation des cinq filles. Pour cela, écrit Thérèse, «le coeur si tendre de papa avait joint à l'amour qu'il possédait déjà un amour vraiment maternel».

Madame Guérin s'offre à aider la famille Martin et invite son beau-frère à transplanter son foyer à Lisieux. La pharmacie de son mari sera pour les petites orphelines une seconde maison, et l'intimité qui unit les deux familles ne fera que grandir, dans les mêmes traditions de simplicité, de labeur et de droiture. Malgré les souvenirs et les amitiés fidèles qui pourraient le retenir à Alençon, Louis se résout au sacrifice et déménage pour Lisieux.

Sa sainteté personnelle se révèle surtout dans l'offrande de toutes ses filles, puis de lui-même. Zélie prévoyait déjà la vocation de ses deux aînées: Pauline entre au Carmel de Lisieux en octobre 1882, et Marie en octobre 1886. En même temps Léonie, enfant de caractère difficile, inaugure une série d'essais infructueux d'abord chez les Clarisses, puis à la Visitation, où après deux échecs elle finira par entrer définitivement, en 1899. Thérèse, la benjamine, la «petite Reine», va surmonter tous les obstacles pour entrer au Carmel à 15 ans, en avril 1888. Deux mois plus tard, le 15 juin, Céline dévoile à son père qu'elle aussi se sent appelée à la vie religieuse. Devant ce nouveau sacrifice, la réaction de Louis Martin est splendide: «Viens, allons ensemble devant le Saint-Sacrement remercier le Seigneur qui me fait l'honneur de prendre tous mes enfants».

À l'exemple de M. Martin, les parents doivent accueillir les vocations comme un don de Dieu: «Vous, parents, rendez grâces au Seigneur s'il a appelé l'un de vos enfants à la vie consacrée, écrit le Pape Jean-Paul II. Comme cela a toujours été, il faut se sentir très honoré que le Seigneur porte son regard sur une famille et choisisse l'un de ses membres pour l'inviter à prendre la voie des conseils évangéliques. Gardez le désir de donner au Seigneur l'un de vos enfants pour la croissance de l'amour de Dieu dans le monde. Quel fruit de l'amour conjugal pourrait être plus beau que celui-là?» (Exhortation apostolique Vita consecrata, 25 mars 1996, n. 107).

La vocation est avant tout une initiative divine. Mais une éducation chrétienne favorise la réponse généreuse à l'appel de Dieu: «C'est au sein de la famille que les parents sont par la parole et par l'exemple, pour leurs enfants, les premiers hérauts de la foi, au service de la vocation propre de chacun et tout spécialement de la vocation sacrée» (CEC, 1656). Aussi, «si les parents ne vivent pas les valeurs évangéliques, le jeune garçon et la jeune fille pourront difficilement entendre l'appel, comprendre la nécessité des sacrifices à consentir ou apprécier la beauté du but à atteindre. C'est en effet dans la famille que les jeunes font la première expérience des valeurs évangéliques, de l'amour qui se donne à Dieu et aux autres. Il faut aussi qu'ils soient formés à l'usage responsable de leur liberté, afin d'être prêts à vivre, selon leur vocation, les plus hautes réalités spirituelles» (Vita consecrata, ibid.).

Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face témoignera de la manière dont son père vivait concrètement l'Évangile: «Ce que surtout j'avais remarqué, c'était les progrès que papa faisait dans la perfection; à l'exemple de saint François de Sales, il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle au point qu'il paraissait avoir la nature la plus douce du monde Les choses de la terre semblaient à peine l'effleurer, il prenait facilement le dessus des contrariétés de cette vie». En mai 1888, Louis revoit les étapes de sa vie, au cours d'une visite dans l'église où avait été célébré son mariage. Il raconte ensuite à ses filles: «Mes enfants, je reviens d'Alençon, où j'ai reçu dans l'église Notre-Dame de si grandes grâces, de telles consolations, que j'ai fait cette prière: Mon Dieu, c'en est trop! oui, je suis trop heureux, il n'est pas possible d'aller au Ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous! Et je me suis offert...» Le mot "victime" expire sur ses lèvres, il n'ose pas le prononcer, mais ses filles ont compris.

Dieu ne tarde pas à exaucer son serviteur. Le 23 juin 1888, affligé de poussées d'artériosclérose qui l'affectent dans ses facultés mentales, Louis Martin disparaît de son domicile. Après bien des angoisses, on le retrouve au Havre, le 27. C'est le début d'une lente et inexorable déchéance physique. Peu après la prise d'habit de Thérèse, où il se montre «si beau, si digne», il est victime d'une crise de délire qui nécessite son internement à l'hôpital du Bon-Sauveur de Caen: situation humiliante qu'il accepte avec une foi extraordinaire. Quand il peut s'exprimer, il répète: «Tout pour la plus grande gloire de Dieu», ou encore: «Je n'avais jamais eu d'humiliation dans ma vie, il m'en fallait une». Lorsque ses jambes sont atteintes de paralysie, en mai 1892, on le ramène à Lisieux. «Au revoir, au Ciel!» peut-il juste dire à ses filles, lors de sa dernière visite au Carmel. Il s'éteint doucement à la suite d'une crise cardiaque, le 29 juillet 1894, assisté par Céline qui a différé son entrée au Carmel pour s'occuper de lui.

Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face pourra dire: «Le bon Dieu m'a donné un père et une mère plus dignes du Ciel que de la terre». Puissions-nous, en suivant leur exemple, parvenir à la Demeure éternelle que la sainte de Lisieux appelle «le foyer Paternel des Cieux».

Dom Antoine Marie osb, abbé
Extraits de la lettre du 22 septembre 99 avec l'autorisation de l'Abbaye Saint Joseph de Clairval.

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